16.2.03

Chaine alimentaire

Pourquoi on se sent mal quand on croise un sdf ? pourquoi on change de trottoir ? pourquoi on baisse les yeux ? parce que c’est irréel, parce que si on le considère, cela nous hôte toute raison de vivre dans ce monde. Parce que ce sdf exprime notre irréalité, notre insignifiance, notre orgueil, nos faiblesses, notre impuissance, notre monde cruel et raté. Parce que ce sdf est la preuve même que vous n’existez pas. Parce que si vous le considérez, il existe, et vous, vous n’existez pas. Votre monde, votre vie, n’a plus de sens. Ce sdf, c’est votre mort, votre peur. Chaque sdf croisé est une petite mort pour vous.

Et en même temps ce paradoxe. Notre premier réflexe est un sentiment honteux de culpabilité, mélé à une peur panique du pauvre sans attache. Elle nous fait changer de trottoir ou de wagon. La peur de celui qui n'a rien à perdre, qui peut se permettre de gueuler et de se compromettre au regard des autres. Ca, ça nous fout en l'air, car on en est incapable, se mettre en scène comme ça et subir le jugement en société. On est phobique de ça. Quand au sentiment honteux de culpabilité, il ne vient pas forcément du fait qu'on les plaint d'être pauvres. Je crois qu'en fait on se plaint nous même de jouer le jeu qui les rend pauvres. Et de ne pas être si heureux que ça. On se rend compte que le prix à payer est énorme, et qu'en plus ça n'apporte pas le bonheur. Juste une accoutumance aux quelques euros qui se cachent au fond de notre poche et auxquels on s'aggrippe comme un mort de faim, en répétant dans sa tête le "non, j'ai rien" que l'on s'apprête à lancer à ce malheureux. Qui lui, pour le coup, est mort de faim. A chaque fois, une composition qui mérite un Oscar. La honte que l'on ressent, elle vient du fait que même le sourire qu'il nous demande en dernier recours, même ça, on est incapable de lui fournir. Et ça, ça finit de nous foutre en l'air.

Après cette phase de peur honteuse, notre raison d'homme moderne civilisé prend heureusement le dessus, nous réconforte, nous caresse subtilement le poil en nous sussurant des mots doux au creux de notre conscience. Non tu n'es pas coupable, c'est un fainéant. N'oublie pas, tu es un travailleur, et lui c'est un fainéant. Il est sale, il pue, il a des maladies et il mérite son sort. Il n'a qu'à bosser, et embrasser la même vie de merde que toi.
Les plus "téméraires" d'entre nous osent en effet détourner le regard sans se montrer hésitant ou coupable. Et parfois s'essayer au rôle de moralisateur. Tu ne boiras pas d'alcool (non c'est reservé aux riches travailleurs), tu ne fumeras ni te drogueras pas (idem). Parfois leur auto-persuasion est incroyable d'efficacité. Mais ça ne dure jamais longtemps. Sauf si on est effectivement une raclure sans nom.

Alors pour nous faciliter la tâche on préfère voter des lois, ayant pour but de masquer la pauvreté, bombarder les opprimés, interdire les gênants. On sera enfin tranquille avec notre conscience. On aura enfin l’impression de vivre dans un monde sensé.
Et puis un jour, les sdf on les parquera ailleurs, ils font fuir les touristes, ils sont trop et gâchent ce semblant de beau quartier, de fausse bonne ambiance, de fausse joie de vivre qui emplit l’homme du monde libre. Bientôt nous inventerons du répulsif ou des pièges anti-sdf. Dans certaines villes, ils sont d’ores et déjà interdits de séjour. Et interdits d’alcool. Non, pas d’alcool, vous n’aurez droit à rien pour apaiser vos souffrances. Souffrez en silence, mais lucides !

Je me suis dit que, quand on aura massacré toute la viande animale de la planète, on se bouffera entre nous. On sera alors devenu physiquement notre propre prédateur. De toute façon, l'ultra libéralisme, c’est ça. Il dénonce les monopoles, mais sa limite, son horizon, est pourtant le monopole, l’unité. Il donne un visage humain à la loi de la jungle. Nous sommes déjà nos prédateurs, le golden boy mangeant la secrétaire, le pdg mangeant l'employé, le vendeur mangeant le client. Alors on deviendra cannibales, on vantera d’abord les mérites de la viande sdf, élevée en pleine nature, nourris aux bonnes poubelles. Puis celle du salarié. Et ainsi de suite. Et à la fin, le dernier connard essaiera de se manger la bouche.

11.2.03

Ecran bleu

Je crois que l’homme souffre. Il souffre car son modèle souffre. Il fait le mal car il voit le mal. Car ce qui l’a créé fait le mal. Et lui, il arrive à penser que le bien existe. Il arrive même à se le procurer par simple volonté parfois, défiant les lois élémentaires de la vie. Il se rend compte que par sa volonté, le mal ultime est possible, de même que le paradis. Or l'outil nécessaire à l'accomplissement de cette tâche semble sortir de son contrôle. Et depuis tout ce temps, personne n'est venu lui apprendre à s'en servir. Tout juste quelques contes invraissemblables et si loin des tristes réalités implacables qui constituent sa vie.
L’homme est bon, mais se sent perdu, car il n’a pas de modèle. Ou plutôt, un modèle contradictoire avec ses convictions. Car la nature est une boucherie. Chaque espèce dévorant l’autre. La loi du plus fort. Au fond, la vie est un truc incroyablement bien. Le néant, qui se transforme en volonté de faire le bien. C'est ça notre volonté à tous. C’est ça la vie. Mais il y a au milieu l’étape « loi de la jungle » qui est un cap difficile à passer, à intégrer pour des esprits qui veulent faire le bien.

On dit que l’homme va contre la nature mais c’est faut. L’homme est la nature. Le plastique est la nature. Les gaz d’échappements sont la nature. Le trou de la couche d’ozone est la nature. Un mégot qui flotte sur la mer est la nature. Les pluies acides le sont aussi. Car l’homme les a engendrés, et l’homme est nature. L’homme n’a fait que de se construire une société à l’image de la forme de la nature : la loi du plus fort… mais, à visage humain.
Et comme dans son monde il n’avait pas de prédateurs, il se l’est créé. Ce sera lui-même. L’homme a omis une chose. Bien qu’en reproduisant les faits et gestes de ses parents, il a voulu reprendre tout à son compte, créer ses lois. Mais nul ne peut échapper aux lois de la nature. Car nous sommes nature, et nos lois sont aussi les lois de la nature. Aussi avons-nous voulu rompre la loi essentielle de la vie, la loi de l’équilibre. Cette loi qui délimite le bien et le mal, qui fait que le bien existe par le mal, qui fait que l’on tient debout, ou couché, qui fait que chaque espèce en dévore une autre, sans jamais la faire disparaître. Or, en essayant de se soustraire à cette loi, nous avons été rattrapés par la nature. Par la guerre, le cancer, le sida, les pluies acides, le revolver. Autant de morts qui régulent la vie humaine. Et quand bien même nous sommes sur le point de mettre fin au cancer, au sida, l’équilibre nous rattrapera toujours. Car nul ne peut se pencher éternellement en avant : un jour où l’autre, il chute. Et retrouve un équilibre, plaqué au sol.

On est entrain de construire le plus beau des buildings, qui touchera le ciel, consolidons avant tout ses bases pour qu’il ne se pète pas la gueule en chemin. On ne peut pas se permettre le doute dans une construction. Le doute fait tout capoter. Si on doute, qu’on est plus sur que telle ou telle brique se trouve à cet endroit, on court à la catastrophe, à l’incertitude, à l’angoisse, et, à coup sur, à notre perte.
Et c’est d’ailleurs la raison de notre perte. Nous ne savons fichtrement rien de nous, de nos origines, de tout ce qui nous entoure. On croit le saisir, mais on doute tout le temps. Même Einstein est remis en question, même la science atteint ses limites, et se borne à ignorer les faits scientifiquement inexplicables. Le secret, c’est de s’ouvrir, et de combler tous les trous. De répondre à toutes les questions élémentaires. Quand on s'avance dans le noir, il faut tâter le terrain, s’assurer que le sol est meuble.

On a toutes les preuves autour de nous, mais on veut aller plus vite que la musique. Comme ces cons de constructeurs d’ordinateurs. Toujours plus loin, toujours plus haut. Toujours plus de gigahertz. Bientôt le pentium 12, qui ira plus vite que la lumière. Mais mes parents ne comprennent toujours pas pourquoi Windows plante. Ils commencent à peine à comprendre comment allumer l’ordinateur. La seule chose qu’ils savent faire, avec une grande facilité, c’est l’éteindre. Suffit de la débrancher. Couper le courant.
Nous, c’est pareil. On sait très bien comment couper le courant. C’est même la seule chose qu’on sait avec certitude, et on connait mille manières d’y passer. Allumer ? heu… quelques acides aminés par ci par la, de l’eau, des electrons, heu… oui mais heu… Plantage de Windows ? Virus ? et bien, heu, la religion ? la faim dans le monde ? les terroristes ?

C’est pas à cause d’un virus que votre Windows plante. C’est parce que vous vous efforcez à ignorer les virus. C'est parceque Windows, dans son fonctionnement, introduit les virus. De même que dans la plupart des cas, le virus, c’est vous. C’est juste que vous ne comprenez pas comment votre machine marche, et ce qui n’était qu’un écran de veille inoffensif a été pris pour un terrible virus, construit par d’ignobles salopards qui méritent la peine de mort car ils vous font perdre votre temps.
C'est pareil quand on dit à quelqu'un que même 500 vulgaires petits mégahertz, pour ce qu’il veut faire avec sa machine, c’est trop, il se vexe. Il économiserait pourtant du temps, de l'argent, et de l'énergie. Il est orgueilleux, rien ne l’empêchera d’acheter son pentium12, qu’il n’arrivera jamais à faire fonctionner. Et grâce à lui, vivront des milliers de hotliners. Car les hotliners n’existent pas sans hotlinés.

C’est pas un antivirus qui empêchera les virus de faire planter votre machine. Car les deux vont de pair. L’un nourrit l’autre. Qui ne connaît pas la légende urbaine qui veut que ce sont les fabricants d’antivirus qui créent eux-mêmes les virus ?… La question relou, c’est qui est venu en premier ?
Et y'aura t-il une fin à ce cycle infernal ? Les fabricants d'antivirus resteront t-ils les bras balants lorsque les virus auront disparu ? Peut on imaginer un monde sans médecins et sans malades ? Les médecins ne devraient ils pas être rémunerés pour nous garder en bonne santé et non pour soigner nos maladies ?
L’orgueil vient de l’ignorance. On est orgueilleux, car on est incapable de répondre correctement à la moindre de ces interrogations qui nous accablent.