Deus Ex Machina
On est en droit de se demander si on ne subit pas un complot. On se méfie de nos voisins, de nos collègues, en réalité on imagine et dénonce volontiers des conspirateurs partout autour de nous, à proximité. Il veut voler ma place, il envie ma nouvelle voiture, il veut piquer ma femme. Mais adhérer aux théories du complot à grande échelle et accepter que ceux qui ont droit de vie et de mort sur nous puissent en être, alors ça non, c'est à ranger dans le placard de la ringardise inacceptable que l'on moque volontiers. On ouvrirait pas sa porte à un mendiant, un voisin, parfois même à quelqu'un de sa famille. Par contre on donne les clés de son alimentation, de sa santé, de sa liberté de mouvement et d'expression. On donne tout ce joli trousseau constituant notre vie à quelques inconnus. On le donne parfois volontiers en faisant preuve d'une inconscience totale, on le donne souvent à contrecoeur, en fermant les yeux sur les risques. Car ces risques sont au-delà de ce que nous sommes capables de comprendre.
Comme si c'était trop dur. Trop dur d'intégrer le fonctionnement stupide et sans issue de notre société. Alors il faut qu'une partie soit invisible, mystérieuse, et confiée à "plus haut" que soi. Il faut se résoudre à ce qu'il y ait des gens d'en haut qui s'occupent de tout ça. Et bien sur, ils ne peuvent être qu'honnêtes et doués d'une moralité sans faille. Immaculés. Pas comme ce connard de voisin ou cet enfoiré de collègue qui veut piquer votre job.
On apprend dans nos livres, à nos enfants, que la monarchie absolue, la dictature, le totalitarisme, le fascisme, c'est pas bien. Dans le même temps, à ces mêmes enfants, on leur inculque la prévoyance, le scepticisme, et même la méfiance. Fais attention quand tu traverses. Parle pas aux inconnus. Prépare ton avenir, mets de côté. Blablabla. Ils ont raison. Mais par pitié faites ce que vous dites. Qu'est ce qui fait que des gens intelligents, intègres, honnêtes, aimants, puissent choisir de nous envoyer dans le mur ? Parfois même en se pinçant le nez, reconnaissant à peu près que le candidat choisi dépasse les limites. Je crois que leurs yeux sont différents. Ils ont des dizaines d'années de vie. Des dizaines d'années à travailler, durant les 70', les 80', les 90'. Des années de dur labeur, en plein boum technologique. La richesse de notre environnement direct nous a sauté à la gueule. La radio, la télé, la voiture, l'ordinateur. Comme si on vous branchait plein de nouveaux organes. Un esprit attentif fait attention quand il signe un contrat. Un esprit préoccupé, ou tout simplement occupé, passe son tour. Vous n'avez jamais fait ça ? Prendre une décision à la va vite, en se disant "c'est bon, ça va passer", tout en sachant bien que vous offrez une possibilité de vous mettre à terre. Rouler à tombeau ouvert. On fait tous ça, dans nos vies débordées. Quand on achète un appart', à un moment donné, on ne comprend plus ce qui dit notre banquier, et on a envie que ça passe. On signe et puis c'est tout. Si ça se trouve, quelques paragraphes expriment votre ruine prochaine, mais vous ne pouvez y croire. Vous êtes confiants et bienveillants par nature. Pourquoi me voudrait-il du mal ? Vous avez beau être quelqu'un de raisonnable, vous faites un deal avec vous mêmes pour passer l'éponge sur une décision tout à fait inconsciente.
Dans nos vies comblées de soucis, nous n'avons pas le temps ni la force d'en accepter d'autres. Nos parents ne maîtrisent par leurs nouveaux organes assimilés à la va vite. D'ailleurs, c'est le contraire qui s'est produit. Ils se sont fait assimiler. Ils regardent et écoutent machinalement, sont de venus des robots, des machines à consommer, et à être façonnés. Façonnés pour vivre l'absurdité de la société. Ils sont eux mêmes devenus des organes passifs au sein d'un corps unique. Tous ces objets qu'ils accumulent ont finis par les posséder tant ils en sont dépendants.
Mes parents sont des gens biens, aimants, altruistes. Doués de bienveillance. Mais ils votent comme des salopards. Ils n'ont rien contre les racailles, ils sont juste confiants. Confiants envers les gens d'en haut. Confiants envers les hommes politiques et leur voix, la télévision. Ils n'ont pas l'impression que leur vote, ou leur soumission, me fait du mal, et leur fait du mal à eux aussi. Ils n'ont pas l'impression de faire du mal aux autres. Ils appuient sur un bouton, c'est tout, et ne veulent pas croire que cela déclenche une réaction de violences en chaînes. On peut discuter, on peut constater ensemble, mais le retour en arrière, la reconsidération, est inconcevable. Ils n'ont pas la force, ni même plus l'idée de remettre en question ce fonctionnement. Car se remettre en question, lorsqu'on a passé un certain point, c'est une petite mort. La remise en question, ça fonctionne chez les gens solides, et qui sont assez ouverts, pour évacuer justement l'énormité qu'il faut sortir de soi. Solide, car une idée, une opinion, un mode de fonctionnement, lorsqu'il grandit en nous, avec nous, est intégré, prend corps, comme un réflexe, un fondement. Comme regarder la télévision est un réflexe. Comme fumer peut devenir une accoutumance. On ne pense même plus à d'autres alternatives que nos hommes politiques. Ils sont là et c'est tout ce qu'il nous faut. Le penser-vite, l'acceptation sans condition est notre nouveau réflexe. Nous croyons ces belles images et ces gens qui viennent jusque chez nous chaque soir nous informer. Nous voulons croire ces prêcheurs qui nous annoncent des jours meilleurs. Il y en a pour tous les goûts, dans toute les langues, même l'espoir doit se perdre parmi les idoles et les dogmes vides de sens. Rien ne doit sortir du cloisonnement des simulacres.
Le savoir nous est interdit, mais nous avons besoin de croire, de nous raccrocher à quelque chose qui ne semble pas friable, qui est fixe, qui ne bouge plus. Car ces dernières années nous ont tous choqués. Les informations nous entourent, interfèrent partout. Il y a tellement de choses à intégrer. Pensez vous, l'homme et sa cervelle ont mis des milliers d'années à évoluer, mais depuis quelques années, on peut tout savoir, tout connaître. Nous pouvons appréhender tous les savoirs, toutes les sciences, comparer les dogmes et les religions qui s'offrent à nous. Encore et toujours des simulacres, érigés en remparts par des hommes de pouvoir. Nos désirs de compréhension, de savoir, de spiritualité, sont définitivement balayés par ceux que nous nommons les gardiens de la foi. Ils scellent notre ignorance. Si les banquiers et l'argent expriment l'absence de confiance, le pape et ses congénères expriment l'absence de Dieu. L'absence d'espoir. L'absence de vérité. A quoi bon la chercher puisque nous leur sous traitons ? Pire, on nous la cache même au delà de nos instincts d'amour et de joie. On nous l'interdit. On nous soumet à l'obéissance de livres qui nous conduisent sur le chemin inverse. Comme si Dieu pouvait répudier la femme, comme si Dieu pouvait privilégier les hommes et leurs idoles, comme si Dieu pouvait condamner les seuls sentiments qui nous font espérer, et qui rendent notre existence tolérable. La vérité, c'est que pour un homme, Dieu est une femme. La vérité, c'est qu'on n'effleure celle-ci qu'en faisant l'amour. Et que l'amour émancipe de tous les simulacres. Il décuple nos forces et brise toutes nos chaînes. Il est l'ennemi mortel de nos ennemis, et en cela il doit être rendu inaccessible. Transformé en partouze, ou relégué aux happy-ends des contes les plus improbables.
Tout n'est que simulacres dans ce système qui n'est que l'ombre de ce qu'il se dit être, à l'opposé de ce à quoi nous aspirons. A cause de l'argent-dette, un moyen est devenue notre fin commune, et nos fins sont devenus des moyens. Les êtres sont devenus des avoirs, et les acquisitions constituent nos êtres. Les apparences sont devenus des édifices. Tandis que les fonds, les bases, les rocs, sont devenus transparents. On vend nos âmes pour quelques billets. On préfère la compagnie d'un riche benêt plutôt qu'un pauvre érudit. La beauté de l'âme a disparu derrière l'esthétique. On rêve de botox et non de pleinitude. Ce tour de magie universel a commencé par transformer le papier en or, puis en confiance, en certitude, en accomplissement, en réussite, en pouvoir. Il nous a promis d'ôter cette peur de vivre que nous connaissons tous, et nous avons accepté de plonger au pays des rêves. Comme quand on vend son âme, le rêve ne dure qu'un temps, et la réalité reprend le dessus.
Nos instincts, nos intuitions, nos inconscients, décèlent que quelque chose ne tourne pas rond, tout en participant à cette mascarade. Ca nous démange à un endroit qu'on atteint pas, sous le plâtre ou au milieu du dos. Ca nous gratte au fond de nos coeurs et et derrière nos consciences. Cela nous est très éprouvant. Nous ne pouvons conduire nos vies et regarder le paysage en même temps. Nous ne maîtrisons plus nos vies. Nous avons été comme télétransportés dans une voiture folle, sur le siège du pilote. Le temps d'avoir apprécié la sensation de vitesse, la surprise est maintenant passée. Maintenant vient le temps du contrôle. De la maîtrise. Nous avons inventé le mot simulacre. Nous sommes donc capables d'en reconnaître les effets et pouvons reprendre le dessus.
La remise en question est la clé de la juste perception des évènements. Mais cette remise en question a été judicieusement écartée du mode de vie de l'homme moderne. Personne n'en fait preuve. C'est un sentiment interdit. Il exprime la faiblesse, la couardise ou la trahison. Non, ce privilège, on le réserve à Dieu, après tout ça. Tout ce qu'on vous demande, si vous vous sentez coupable, c'est d'aller vous confesser, de faire un peu de sport, ou de prendre des antidépresseurs. Se remettre en question, c'est comme abattre un mur de votre maison. S'il en est un élément fondateur, vous pouvez vous écrouler. Et ça, personne n'est prêt à le faire. Personne n'est prêt à s'écrouler. Certains peuvent encaisser une cloison qui tombe, certains hommes particulièrement solides et intelligents peuvent accepter d'écrouler une partie d'eux mêmes, de repartir à zéro. Mais la plupart d'entre nous n'ont pas confiance en eux. Dans ce monde de concurrence effrénée, régi par la critique destructive, la comparaison et le jugement, nous n'avons pas confiance en nous. Nous jouons derrière des masques, paraissant surs et confiants. On se bat entre nous alors qu'on voudrait s'arrêter pour constater le paysage difficile, dénoncer les promoteurs du combat. Le système n'accepte pas la faiblesse, il la nie. Il ne pardonne pas les genoux à terre. Perdre un de ses piliers fondateurs n'est pas concevable. On préfère continuer, aller de l'avant, quitte à aller dans le mur. C'est un réflexe de survie, lorsque la remise en question exprime la mort d'une partie de nous. Parfois une partie de nous que nous détestons, mais que, par réflexe, nous défendons bec et ongles.
Nous sommes aussi prisonnier du mimétisme que l'on nous insuffle. Nous nous regardons, sans cesse. On est tous perdus la dedans, notre instinct ne marche plus dans cet endroit. On ne sait pas ce qu'il faut faire. Comme la première fois qu'on mange avec des baguettes, on regarde autour de nous ce qui se fait. Est ce que ça aime ? Est ce que ça tue ? Est ce que ça critique ? La vérité c'est que nous sommes tellement dépendants et rendus irresponsables, que nous nous imitons comme des mômes incertains. Le paradoxe veut aussi que nous soyons des tueurs à gage de l'économie, entraînés à nous saigner, à soutirer le moindre sou qui s'accrocherait à une poche, mais nous sommes devenus dociles, gentils, soumis. Nous critiquons si peu. Nous refusons tout combat réel, nous battre est un si lointain réflexe. Nous sommes devenus des individus de consensus. Des caniches qui deviennent des loups quand on leur ordonne. Et qui font leurs besoin là ou il faut. Ce consensus qui nous habite, ce mimétisme qui nous lie, ignore la remise en question, quand bien même nous l'appelons de nos prières.
Pourtant, se remettre en question, ce n'est pas difficile. Lorsque l'on est entouré, appuyé. On peut se passer d'un muret, d'un mur, d'un pilier, parfois même de tout un édifice, tant que d'autres vous soutiennent un temps. La solidarité, l'entraide, la compréhension. On peut tous mal agir dans sa vie. On peut tous être du côté des coupables, avant de changer. On peut tous changer. On peut être une ordure sans nom avant de devenir un saint. Les ordures expriment souvent les ordures qu'ils ont reçu, ou jouent le jeu de l'ordure qui nous sert de lit. On suit notre modèle de concurrence, notre modèle de jugement des autres. Car ici, on juge avant de comprendre. On juge à la naissance. Car les promoteurs du combat ont besoin de camps. Au moins deux. Les bons et les mauvais. Comme je l'ai déjà expliqué, ceux qui ont pris les rênes de l'humanité, hors de notre volonté, les ont pris malgré eux. Comme des petits chefs incompétents, ils rejettent la responsabilité sur les sous fifres. Il est trop incommensurable pour eux de reconnaître la taille de leur adversaire. Ce serait surtout reconnaître la leur. L'univers est trop grand, Dieu est trop fort. Ils sont si petits, et pourtant ce sont les chefs du monde. Ils maîtrisent tout et rien à la fois. Ils ont réussi à se hisser jusque la, et sont toujours des crottes périssables. Alors il faut que les sous fifres prennent la responsabilité du mal à leur place. Et que les autres les canalisent. Comme dans tout combat, dans toutes guerres ce sont les promoteurs qui gagnent et y trouvent, cela est triste à dire, de l'intérêt. Pendant que les camps engagés s'entretuent, se régulent, s'occupent, une minorité contemple et joue à Dieu. Mais pendant ce temps, l'autre, le vrai, que fait-il ?
Quand reprendra-t-il sa place ? Pourquoi laisse t-il des gamins apeurés et irresponsables occuper sa cabine, prendre le volant ? Existe-t-il ? Une forme de justice divine est elle concevable alors que nous voyons tant de catastrophes hasardeuses ? Ces ordures auront ils raison de l'humanité en la soumettant ? Quand on quitte sa place, on ne peut pas s'étonner de voir les plus avides, les plus gourmands, l'annexer. L'avidité vient du manque, et les plus en manque d'entre nous ont un besoin vital de contrôle, de pouvoir. Toujours plus de pouvoir. La fatalité ou le hasard ne sont pas acceptables. La fragilité humaine n'est pas acceptable. La connaissance, le savoir sans le contrôle. Le vouloir, sans le pouvoir. On a beau se répéter en boucle, "quand on veut, on peut". C'est vain. Tout est vain.
C'est l'origine de notre guerre contre nous mêmes. Nous nous détruisons, nous nous construisons. Nous créons des simulacres, nous en sortons. Mais avant tout nous cherchons Dieu. La cale manquante, le boson de Higgs, la dernière décimale de Pi. Nous cherchons ce qui expliquera l'inexplicable : comment l'éternité peut-elle être enfermée dans un corps périssable. Dans un temps limité et à sens unique. On nous dit coupable, car cela expliquerait tout, mais nous nous savons innocents. Nous nous savons bienveillants et altruistes. Nous jugeons à tort et à travers car nous imitons le modèle primordial qui nous juge à notre création.
Comme des enfants martyrisés, nous nous sentons coupables. C'est ce qui nous unit. Nous recherchons le pardon, le salut, ou le déni. C'est ce qui nous divise. C'est l'essence même de notre guerre fratricide. La logique et les fondements de notre monde physique veut que le déni l'emporte, grâce à l'aveuglement des foules qui cherchent le pardon. Quand à ceux qui s'orientent vers le salut, ils sont en minorité, et le font sans espoir. Car il n'est pas ici.